Les détenus du Mont Saint-Michel, 1792-1864

À l’occasion de la sortie dun nouvel ouvrage, La prison du Mont Saint-Michel, 1792-1864, aux éditions Lemme Edit, je vous propose un court billet et une petite infographie afin de vous présenter les détenus qui peuplent l’ancienne abbaye bénédictine, devenue une maison centrale, de la Révolution française au Second Empire1.

Entre novembre 1789 et mars 1790, les moines sont expulsés du monastère. En 1793, l’abbaye accueille 300 prêtres réfractaires. En avril 1795, ces premiers détenus ont tous été libérés. Mais, à partir de novembre 1795, le district d’Avranches y envoient d’autres ecclésiastiques ainsi que des personnes suspectées de chouannerie. À l’été 1797, les détenus de toutes les prisons du département y sont incarcérés, membres du clergé, hommes, femmes et même des enfants. En 1800, la prison du Mont Saint-Michel abrite, selon le sous-préfet d’Avranches, près de cent détenus2. Ils sont 200 en 18133. Entre la fin de l’année 1797, date de l’arrivée des premiers prisonniers envoyés par le district d’Avranches, et 1815, 248 individus décèdent à la maison de détention4. Ils sont, pour la plupart (82 %) originaires de la Manche mais certains viennent des départements limitrophes, plus précisément du Calvados (3 %), de l’Orne (1 %) et de l’Ille-et-Vilaine (1 %). Les femmes représentent 25 % de l’effectif.

Infographie La Maison centrale du Mont Saint-Michel (© LaContempo.fr - Jérémie Halais, 2022).

Les détenus de la maison centrale

Début juin 1811, alors qu’il visite Cherbourg, Napoléon signe un décret impérial transformant l’établissement en maison centrale5. On y renferme alors « tous les condamnés des deux sexes, tant correctionnellement que par la cour d’assises, à l’exception des seuls condamnés aux fers qui sont envoyés aux différents bagnes6 ». À partir de 1817, la prison du Mont Saint-Michel connaît un accroissement considérable de sa population carcérale : 266 détenus en septembre 1817, 488 en juillet 1818, 591 en décembre 18197. Ces personnes viennent encore majoritairement de la Manche (58 %) mais aussi de départements du grand ouest : la Sarthe (8 %), les Côtes-du-Nord (7,5 %), le Finistère (7,5 %), l’Orne (6 %), la Mayenne (5 %) et le Morbihan (3 %).

Au début de 1822, 114 femmes sont évacuées vers les prisons de Rennes, de Fontevraud et de Beaulieu8. Par la suite, le nombre de pensionnaires augmente de nouveau. Ils sont 673 en janvier 1824, 772 en janvier 1828. Néanmoins, le Mont Saint-Michel reste loin derrière Clairvaux ou Fontevraud qui comptent respectivement 1 400 et 1 000 détenus, en 18199. Les chiffres restent élevés jusqu’en 1861 avec une moyenne de 675 individus enfermés. L’augmentation des effectifs n’est pas sans conséquence sur la vie quotidienne des condamnés, sur le maintien de la discipline ou l’administration de l’établissement ou encore l’aménagement des bâtiments. Les flux sont également importants. En moyenne, chaque année, 300 prisonniers sont accueillis dans l’établissement et 313 autres sont libérés ou transférés, soit presque la moitié de l’effectif qui est renouvelé tous les ans.

La disparition des registres d’écrou en 1944 complique l’étude de la population carcérale. Mais cette difficulté peut heureusement être surmontée grâce au croisement de plusieurs sources. J’ai ainsi constitué un fichier de 637 noms à partir des tables de successions du bureau de l’enregistrement de Pontorson et des actes de décès de l’état civil du Mont Saint-Michel10. La population de la prison se compose majoritairement d’hommes jeunes, issus du secteur agricole (39 %) et de l’industrie (32 %). Sans surprise, les prisonniers n’appartiennent pas aux couches sociales les plus favorisées. Ils sont commerçants ou artisans (27 %), ouvriers, marins, soldats ou domestiques (23 %), exploitants agricoles (21 %) ou ouvriers agricoles (18 %).

Jusqu’à sa fermeture, la prison demeure un établissement où sont essentiellement envoyés des condamnés bretons (64 % des prisonniers décédés). Ils sont originaires des Côtes-du-Nord (33 %) et du Finistère (29 %) mais aussi, dans une moindre mesure, d’Ille-et-Vilaine (14 %) et du Morbihan (5 %). Hormis les Manchois, qui forment un groupe non négligeable (10 %), les autres détenus viennent de 52 départements métropolitains (18 %), voire pour quelques-uns de la Guadeloupe ou de la Martinique (2 %), des colonies ou de pays étrangers (6 %).

Que reproche-t-on aux condamnés ordinaires incarcérés au Mont Saint-Michel ? Pour répondre à cette question, nous ne disposons malheureusement que des statistiques pénitentiaires publiées sous le Second Empire. En 1853, la maison centrale renferme 25 criminels ou délinquants condamnés pour des crimes contre la sûreté de l’État (4 %), 322 pour des atteintes aux biens (48 %), 161 pour des crimes ou des délits commis envers des personnes (24 %) et 163 soldats jugés par les tribunaux militaires (24 %)11. À partir de 1856, les recueils du ministère de l’Intérieur détaillent plus précisément les crimes et délits à l’origine de la condamnation. Ainsi, pour l’année 1862, ce sont surtout des faits mineurs qui sont sanctionnés : la rupture de ban (31 %) – c’est-à-dire, pour un ancien détenu, une infraction à la surveillance –, la mendicité (17 %), le vagabondage (12 %) et le vol (9 %). Les crimes violents les plus représentés sont l’assassinat (8 %) et le viol (6 %).

Prisonniers politiques et militaires

La maison centrale héberge également une population de prisonniers politiques. En 1817, le Mont Saint-Michel est désigné pour garder 77 déportés condamnés pour des raisons politiques. Mais très vite leurs effectifs baissent. Ils ne sont plus que 47 en 1821 et 21 en 182912. Entre 1833 et 1836, après la chute de Charles X, la prison est le lieu de détention de 76 prisonniers légitimistes et républicains13, puis, entre 1839 et 1844, de 34 républicains, dont les célèbres Armand Barbès et Auguste Blanqui14. Enfin, entre 1849 et 1853, une cinquantaine de forçats, incarcérés pour des raisons politiques par le Second Empire, purgent là leur peine15.

Il existe aussi au Mont une forte population de militaires incarcérés dans le quartier des fers ouvert en 1844, après le transfert des détenus républicains. En juillet 1845, 78 soldats sont amenés de Toulon au Mont Saint-Michel16. Ils sont 142 en juin 184917. Un rapport du directeur d’août 1845 précise que sur 108 soldats, 70 % sont alors condamnés à des peines courtes, cinq ou six ans de prison18. Les condamnés aux travaux forcés quittent progressivement le Mont à partir de 1852. Les condamnés civils sont envoyés en Guyane et les militaires en Algérie. Les états de population en recensent 242 au 1er janvier 1852, soit 36 % de la population. En avril 1855, la presse locale annonce de départ de 82 soldats condamnés19. Les forçats ne sont plus que 31 en 1856 (4 %) et seulement 2 en 186420.


1 Halais, Jérémie, La prison du Mont Saint-Michel, 1792-1864, Lemme Edit, 2022.

2 Arch. nat., F16 705, rapport du sous-préfet au préfet, 22 nov. 1800.

3 Arch. nat., F1C III Manche 6, rapport du ministre de l’Intérieur, 8 oct. 1813.

4 AD50, état civil du Mont Saint-Michel, registres des décès, 1797-1815.

5 Gazette nationale, 12 juin 1811.

6 Arch. nat., F16 364, questions sur l’état des maisons centrales de détention, 1er sept. 1812.

7 Pour la Restauration, les états de la population sont conservés aux Archives nationales (F16 354/B, 355/B et 410). Ces états et mouvements peuvent être complétés par des rapports, en particulier Decazes, É., Rapport au roi sur les prisons et pièces à l’appui du rapport, 4 mai 1819, Paris, 1820.

8 Arch. nat., F16 355/A, lettre du préfet au directeur de l’administration départementale et communale, 10 déc. 1821.

9 Decazes, É., Rapport au roi sur les prisons… op. cit.

10 Nous avons relevé sur les tables des successions produites par le bureau de l’enregistrement de Pontorson (AD50, 3 Q 6446 à 6451) tous les décès concernant les hommes spécifiquement mentionnés comme « détenu ». Une fois ces individus identifiés, nous avons consulté sur les registres de l’état civil du Mont Saint-Michel, leurs actes de décès afin de déterminer pour chacun des prisonniers sa profession, son âge et son origine géographique.

11 Arch. nat., F16 354/B, rapport au directeur de l’administration départementale et communale, 1er mars 1821 ; F16 365, rapport de l’inspecteur La Ville de Mirmont au ministre de l’Intérieur, 5 sept. 1829.

12 Arch. nat., F16 411, tableau général des condamnés politiques, 1er nov. 1834 ; L’Hommedé, E., Le Mont Saint-Michel. Prison politique sous la monarchie de Juillet, Paris, Boivin et Cie, 1932, p. 160-171.

13 Halais, Jérémie, La prison du Mont… op. cit., p. 139-152.

14 Ministère de l’Intérieur, Statistique des établissements pénitentiaires… op. cit., 1852, p. 16.

15 Ministère de l’Intérieur, Statistique des établissements pénitentiaires… op. cit., 1853.

16 Journal d’Avranches, 13 juil. 1845.

17 AD50, 1 Z 593, lettre du directeur au sous-préfet, 10 juin 1849.

18 AD50, 1 Z 594, rapport du directeur au ministre de l’Intérieur, 29 août 1845.

19 Journal d’Avranches, 1er avril 1855.

20 Ministère de l’Intérieur, Statistique des établissements pénitentiaires… op. cit., 1852-1864.

L’Histoire au journal télévisé, 2006-2019

Au hasard du net, je suis tombé récemment sur un jeu de données mis à disposition par l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Il s’agit d’indicateurs quantitatifs sur le « contenu des journaux télévisés diffusés par les six chaînes nationales hertziennes ». Or, j’ai eu l’agréable surprise de découvrir que parmi les thèmes quantifiés par l’INA figure une rubrique « histoire et hommages ». Il n’en fallait pas plus pour que j’entre ces données dans une feuille de calcul et que je m’amuse à créer divers graphiques permettant d’appréhender l’évolution des sujets à connotation historique dans nos journaux télévisés, entre 2006 et 2019.

Nombre de sujets diffusés par trimestre, entre 2006 et 2019
dans les journaux télévisés et classés dans la rubrique « histoire et hommages ».
La ligne bleue matérialise la moyenne : 175 sujets par trimestre.
source : INA stat.

Ce premier graphique permet de visualiser deux évidences :

  • d’une part, la corrélation entre les grandes commémorations et l’inflation de sujets historiques dans les journaux télévisés ;
  • d’autre part, le moment exceptionnel de commémorations que nous venons de traverser avec la convergence, entre 2013 et 2019, de plusieurs anniversaires importants liés aux deux conflits mondiaux.

On constate que les cérémonies des commémorations du 6 juin 1944 ont systématiquement l’effet d’un stimulant. Il faut dire qu’elles bénéficient désormais d’une couverture médiatique exceptionnelle en raison de la présence de grands chefs d’État, en particulier américains (Barack Obama en 2014, Donald Trump en 2019) mais aussi de vétérans, de moins en moins nombreux, mais de plus en plus honorés. Ces rendez-vous sont d’autant valorisés par les médias qu’ils servent également de sommets diplomatiques qui parfois s’inscrivent dans un contexte de crise internationale (l’Irak en 2004, l’Ukraine en 2014, la présidence Trump en 2019). Je proposais d’ailleurs, il y a quelques semaines, un fil sur Twitter concernant les liens entre les commémorations, les médias et les relations entre grandes puissances :

Enfin, on remarque que les anniversaires du Débarquement bénéficient dans les médias d’un important effet de traîne puisque des pics s’observent aussi dans les mois qui suivent. Les journaux télévisés produisent en effet de nombreux reportages sur les événements de la Libération postérieurs au Débarquement : la libération de Paris, le débarquement en Provence…

Le président français, François Mitterand et le président américain, Ronald Reagan, à Colleville-sur-Mer, en 1984 lors des commémorations du Débarquement.
Source : The National Archives and Records Administration

Le centenaire de la Grande Guerre a été un autre temps fort des dernières années qui a « dopé » les sujets historiques dans les journaux télévisés, et cela dès son lancement au 4e trimestre 2013. Si la mobilisation d’août 1914, la bataille de Verdun – si importante dans l’historiographie française – et l’armistice ont été largement traités, l’offensive du Chemin des Dames et les mutineries semblent avoir été un peu plus délaissées. Le pic du 4e trimestre 2017 est, quant à lui, certainement dû au centenaire de la Révolution russe. À titre de comparaison, dans le même temps, entre le 1er octobre et le 31 décembre 2017, Le Monde consacre à cet événement au moins 22 articles (cf. archives du quotidien en ligne). L’exploitation des seules données quantitatives limite cependant l’analyse car il faudrait ici disposer d’un relevé systématique des thèmes diffusés et établir une typologie plus fine des événements évoqués par les rédactions.

Il faut tout de même relativiser la part des sujets historiques dans les journaux télévisés qui ne représentent, selon les trimestres, qu’entre 1,1 % et 4,6 % des reportages (soit une moyenne trimestrielle de 2,3 %). On compte, en effet, sur la période considérée 9 814 séquences relevant de cette rubrique pour un total de 429 327 sujets. Le temps que les émissions d’informations consacrent à l’histoire est également très faible par trimestre : entre 1 minutes 87 (1er trimestre 2019) et 10 minutes 32 (4e trimestre 2013).

% de sujets diffusés par trimestre, entre 2006 et 2019
dans les journaux télévisés et classés dans la rubrique « histoire et hommages ».
source : INA stat.

Parmi les six grandes chaînes, TF1 et France 2 se détachent très nettement puisqu’elles ont diffusé respectivement 24% et 23% des sujets historiques et/ou commémoratifs, soit presque la moitié (47%) de la totalité des reportages proposés entre 2006 et 2019. Faut-il rappeler que les journaux télévisés de ces deux chaînes sont aussi les plus regardés ? La part d’Arte est cependant un peu plus étonnante en raison de la forte identité « culturelle » de la chaîne. Probablement que sa grille de programme trouve plus facilement des occasions autres que le JT afin d’offrir aux téléspectateurs du contenu historique (documentaires, magazines, soirées thématiques…).

% de sujets classés dans la rubrique « histoire et hommages » par chaîne de télévision, 2006-2019.
source : INA stat

En conclusion, l’activité de la télévision permet donc de visualiser une « inflation mémorielle » mais, au-delà de cette constatation, elle pose aussi la question du rôle des médias dans cette diffusion de l’histoire. On pourrait ainsi s’interroger sur la prépondérance des deux conflits mondiaux dont la valorisation – et la vulgarisation – se fait, peut-être, aux dépens d’autres thèmes (histoire sociale, histoire des sciences…) ou périodes historiques (Antiquité, Moyen Âge, époque moderne, Révolution française, XIXe siècle…). Il est vrai que les chaînes de télévision répondent aussi, en traitant des guerres mondiales, à une demande importante du public et des politiques. Ces derniers, tout comme les « experts », y trouvent également une tribune non négligeable. Mais là encore, les seules chiffres ne peuvent répondre définitivement à ces questions qui mériteraient une étude qualitative plus fouillée.

Pour aller plus loin :

  • Fleury-Vilatte Béatrice, « Comment la télévision écrit et réécrit l’Histoire », dans Communication et langages, n°116, 2e trimestre 1998, p. 29-38 ;
  • Veyrat-Masson, Isabelle. « Au cœur de la télévision : l’histoire », dans Le Débat, vol. 177, n°5, 2013, pp. 96-109 ;
  • Veyrat-Masson, Isabelle, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran 1953-2000, Paris, Fayard, 2000 ;
  • Veyrat-masson, Isabelle, « Panorama de l’histoire à la télévision française » dans Recherches en Communication, n°14, Télévision et histoire, p. 103-112 ;
  • Niemeyer, Katharina, « Le journal télévisé entre histoire, mémoire et historiographie », dans A contrario, vol. 13, n° 1, 2010, p. 95-112.
  • Quellien, Jean, « Un atout pour le tourisme régional. La mémoire du Débarquement et de la Bataille de Normandie de 1945 à nos jours », dans Jean-Luc Leleu (dir.), Le Débarquement. De l’événement à l’épopée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 227-240.

1914-1918, des médailles et des citations

Dans un précédent billet, je vous expliquais comment j’ai dépouillé plus de 4000 fiches matricules pour la rédaction de ma thèse de doctorat. Je vous propose aujourd’hui un exemple concret d’exploitation de la base de données qui a été constituée à cette occasion en analysant les statistiques relatives aux récompenses des soldats entre 1914 et 1918.

Durant la Grande Guerre, les principales distinctions sont la Légion d’honneur et la médaille militaire, respectivement créées en 1802 et 1852. En 1915, la création d’une troisième médaille, plus « démocratique », car sans quota et sans distinction de grade, est votée par le Parlement. Il s’agit de la Croix de guerre[1].

En outre, accompagnées ou non d’une décoration, l’armée octroie aussi des citations. Celles-ci soulignent une conduite considérée comme exemplaire par l’autorité. Destinées à l’origine à être lues à l’ordre du jour de l’armée et publiées au Journal officiel, elles sont aussi distribuées à des niveaux inférieurs, « à l’ordre » du corps d’armée, de la division ou du régiment[2]. Toutes ces récompenses, décorations et citations, figurent sur les registres matricules et je les ai donc intégrées à mon fichier.

A priori, l’idée était de disposer d’un indicateur objectif pour mesurer le comportement des soldats de mon échantillon. Autrement dit, l’idée de base était que les décorations et citations permettaient de mesurer la combattivité ou l’obéissance des hommes. Mais, en y regardant de plus près, j’ai très vite compris que ces données me donnaient plus d’informations sur ceux qui donnent les ordres que sur ceux qui les reçoivent. Explications…

Récompenses et comportements

Les récompenses peuvent être lues de deux façons différentes. Soit, l’observateur considère qu’elles traduisent, sans aucun filtre, la « conduite du combattant[3] ». Soit, il aborde ces récompenses du point de vue de l’autorité, car il ne faut pas perdre de vue qu’elles sont attribuées sur proposition des supérieurs hiérarchiques[4], et qu’elles sont pour l’institution un outil de « gestion morale de l’esprit combattant », de maintien du « lien hiérarchique[5] » ou encore, pour les officiers, un « moyen d’action psychologique[6] ». C’est notamment cette fonction de maintien de la cohésion des troupes qui explique la chronologie des attributions des citations[7]. En effet, comment expliquer, sinon, qu’elles sont de plus en plus distribuées entre 1914 et 1918, alors même que les combats les plus meurtriers se déroulent au début du conflit ?

Chronologie des citations attribuées aux soldats du recrutement de Granville

Dans cette optique, le vocabulaire employé dans les 328 citations obtenues par les combattants de notre échantillon permet de se faire une idée succincte des qualités attendues chez un bon soldat[8]. Un tiers de ces textes désignent ainsi leurs récipiendaires comme des « modèles ». Un « bon soldat » est un « bel exemple » ou encore « un excellent soldat » ayant fait preuve d’une « superbe conduite » ou d’une « belle attitude au feu ». Dans 66 % des cas, ces récompenses valorisent avant tout le « courage », la « bravoure » ou « la vaillance »[9]. Le « dévouement » (32 %) est la seconde notion la plus répandue et au moins deux témoignages confirment qu’elle est effectivement appréciée par les officiers. Le 17 mai 1915, le soldat Julien Carnet annonce ainsi à sa femme que « le commandant nous a rassemblés et en termes très bons nous a félicités et remerciés de notre dévouement[10] ». Autre exemple, le 19 avril 1917, le lieutenant Victor Dupont rapporte les propos de son colonel à son sujet : « Toutes les fois que j’ai parlé de vous à ceux sous les ordres de qui vous vous êtes trouvés, ils m’ont fait des éloges de vous, me disant que vous vous comportiez très bien en toutes circonstances et faisiez preuve d’activité et de dévouement[11] ». Viennent ensuite d’autres valeurs telles que le « sang-froid » (22 %), « l’entrain » (18 %) et, plus rarement, « l’endurance » ‒ au sens de résistance, de ténacité –, « l’intelligence » et la « modestie ».

La typologie des gestes récompensés pour les Normands est la même que celle observée par Jules Maurin dans son échantillon languedocien[12]. Il s’agit de faits d’armes – assistance aux blessés, récupération de corps, conquête d’un point adverse, résistance à une attaque, coup de main – et de la reconnaissance de l’expérience ou du temps passé au front. Les blessures motivent encore 34 % des citations. D’ailleurs, comme le remarque Xavier Boniface, il est significatif que lors des débats à la Chambre sur la création de la Croix de guerre, il était initialement envisagé de l’attribuer systématiquement à tous les blessés[13]. De fait, la part des victimes, soldats blessés ou morts pour la France, est très importante dans cette catégorie de soldats (70 %).

Qui récompense-t-on ?

Les décorés et/ou cités représentent 19 % des mobilisés du bureau de recrutement que nous avons étudié[14]. Leur proportion est légèrement inférieure dans le nord Cotentin (16 % au bureau de recrutement de Cherbourg) et dans les subdivisions languedociennes : 11 % pour Béziers et 12 % pour Mende[15]. Les affectations expliquent certainement la disparité entre les soldats du recrutement de Granville et ceux de Cherbourg : les fantassins étant plus nombreux dans le premier que dans le second. La différence de récompensés entre l’échantillon de Jules Maurin et le mien tient peut-être à un procédé de dépouillement différent ou peut-être aussi aux préjugés que les officiers peuvent avoir envers les soldats méridionaux[16].

L’attribution en grand nombre de citations aux blessés explique en partie le profil des décorés et/ou cités. Les récompensés sont relativement nombreux dans l’agriculture (20 %), et particulièrement chez les exploitants agricoles (22 %). Leur proportion est encore importante dans l’infanterie (23 %) et dans la cavalerie (30 %), c’est-à-dire les deux armes où sont mobilisés prioritairement les agriculteurs et qui sont aussi, faut-il le rappeler, les plus exposées aux dangers.

Récompensés du recrutement de Granville par armes,
en bleu la part des soldats décorés et/ou cités.

Les taux de décorés et/ou cités sont également conséquents dans le secteur tertiaire (23 %), chez les employés (22 %) et les cadres (25 %). On observe ici les effets d’une pratique consistant à décerner presque systématiquement des distinctions aux officiers. Sur les 197 officiers, pour lesquels nous avons dépouillé les fiches matricules, 126, soit 64 %, sont cités et 120, soit 61 %, sont décorés de la Légion d’honneur.

Récompensés du recrutement de Granville par secteurs d’activités,
en bleu la part des soldats décorés et/ou cités.

Prises en l’état, les données relatives aux récompenses ne permettent qu’imparfaitement d’apprécier les comportements car elles reflètent d’abord les choix de l’institution et de ses officiers. Instrument de gestion du moral, du maintien de la cohésion des troupes, celles-ci sont largement distribuées aux effectifs les plus éprouvés. Toutefois, et pour cette raison, ne nous fournissent-elles pas, en creux, un indice quant à la progression d’un certain sentiment de lassitude dans l’opinion combattante ?


[1] Fournier, Henry-Jean, « La genèse de la croix de guerre », dans Rémy Porte et Alexis Neviaski (dir.), Croix de guerre. Valeur militaire. La marque du courage, Paris, LBM-SHD, 2005, p. 15.

[2] Porte, Rémy, « Citation », dans François Cochet, Rémy Porte (dir.), Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 247.

[3] Maurin, Jules, Armée, guerre et société : soldats languedociens, 1889-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, p. 509-510.

[4] Boniface, Xavier, « Décorer les militaires (XIXe-XXe siècles) », dans Brunon Dumons et Gilles Pollet (dir.), La Fabrique de l’Honneur. Les médailles et les décorations en XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 107-108.

[5] Saint-Fuscien, Emmanuel, À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions de l’École des hautes en sciences sociales, 2011, p. 222.

[6] Maurin, Jules, Armée, guerre et société… op. cit., p. 521. Olivier Ihl insiste sur le rôle des distinctions dans la gestion des ressources humaines d’une organisation et n’hésite pas à parler de « management honorifique » (Ihl, Olivier, « Gouverner par les honneurs. Distinctions honorifiques et économique politique dans l’Europe du début du XIXe siècle », dans Genèses, n° 55, 2004, p. 15).

[7] Xavier Boniface remarque également la hausse des attributions en 1917 et 1918 et en déduit qu’elle « révèle un enjeu » pour l’institution (Boniface, Xavier, « Décorer les militaires… op. cit. », p. 111).

[8] L’analyse lexicographique est facilitée par le style de rédaction des citations. À ce propos, Jules Maurin remarque que la « forme et le vocabulaire sont les mêmes pour tous les soldats cités. Certaines sont laconiques, d’autres plus étoffées, les unes comme les autres soulignant tantôt un fait particulier, tantôt une attitude exceptionnelle dans les termes et une phraséologie largement stéréotypée » (Maurin, Jules, Armée, guerre et société… op. cit., p. 512).

[9] La fréquence des termes liés à la notion de courage et qui sont rencontrés dans les 310 citations de l’échantillon est la suivante : « courage » (69), « brave » (44), « courageux » (43), « bravoure » (34), « bravement » (10), « vaillamment » (6), « courageusement » (5), « vaillance » (2), « courageuse » (1), « intrépidité » (1), « cran » (1), « crânement » (1).

[10] Arch. dép. Manche, fonds Carnet, 1 J 232, correspondance de Julien Carnet, 17 mai 1915.

[11] Arch. dép. Manche, fonds Lecacheux, 136 J, correspondance de Victor Dupont, 19 avril 1917.

[12] Maurin, Jules, Armée, guerre et société… op. cit., p. 514-515.

[13] Boniface, Xavier, « Décorer les militaires… op. cit. », p. 110.

[14] Dans le détail, l’échantillon compte 237 décorés, soit 15 % des mobilisés et 289 cité, soit 19 % des soldats appelés sous les drapeaux.

[15] Maurin, Jules, Armée, guerre et société… op. cit., p. 511-522.

[16] Yann Lagadec cite de nombreux soldats bretons dénigrant les Méridionaux (Lagadec, Yann, « L’approche régionale, quelle pertinence ? », dans Michaël Bourlet, Yann Lagadec, Erwan Le Gall (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 45-51). Concernant les stéréotypes à l’encontre des Méridionaux, voir Le Naour, Jean-Yves, « La faute aux “Midis” : la légende de la lâcheté des méridionaux au feu », dans Annales du Midi, octobre-décembre 2000, p. 499-515 ; Le Naour, Jean-Yves, Désunion nationale. La légende noire des soldats du midi, Paris, Editions Vendémiaires, 2011, 188 p. ; Cabanel, Patrick, Vallez, Maryline, « La haine du Midi : l’antiméridionalisme dans la France de la Belle Époque », dans Claudine Vassas (dir.), Les suds. Construction et déconstruction d’un espace national, 126e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Toulouse, 2001, p. 87-97. Voir aussi Halais, Jérémie, « Les conscrits du recrutement de Granville et le fait régional », dans Michaël Bourlet, Yann Lagadec, Erwan Le Gall (dir.), Petites patries… op. cit., p. 117-134 ; Halais, Jérémie, Des Normands sous l’uniforme, Bayeux, Orep éditions, 2018, 384 p

Comment j’ai dépouillé 4636 fiches matricules…

Entre 2011 et 2016, j’ai consacré une grande partie de mon temps libre à la rédaction d’une thèse de doctorat – celle-ci a été publiée en 2018 aux éditions Orep sous le titre Des Normands sous l’uniforme –. Mes recherches portaient sur les parcours et les comportements adoptés par des soldats normands, manchois en l’occurrence, au sein de l’institution militaire entre 1889 et 1919. Ces hommes avaient en commun d’appartenir à la première génération qui a connu le service militaire universel et obligatoire et l’expérience de la Grande Guerre. Les registres matricules militaires ont constitué la source principale de cette étude (cf. les annexes). En effet, dans la Manche, la destruction des archives départementales, mais aussi des services préfectoraux, durant l’été 1944, ont entraîné la disparition de la presque totalité des séries M (administration générale), et R (affaires militaires).

Ces archives du recrutement militaire m’ont permis d’établir de nombreuses statistiques exploitées sous la forme de tableaux, de graphiques et de cartes. J’ai pu ainsi croiser des données comme, par exemple, les professions et les armes d’affectation, les niveaux d’instruction et les condamnations en conseil de guerre. Elles sont aussi, en partie, à l’origine de ce blog et en particulier de cette infographie consacrée aux pertes de la Grande Guerre ou encore celle-ci sur l’expérience de la caserne entre 1889 et 1914, et de bien d’autres encore à venir…

On oublie souvent qu’avant d’analyser des données et de les mettre en forme, il faut les collecter et les travailler un peu.

Les données des registres matricules

Chaque fiche matricule contient plusieurs rubriques dans lesquelles se répartissent les informations personnelles relatives à l’état civil de la personne (dates et lieux de naissance, éventuellement de décès, ascendants, lieux de domicile), à sa description physique et sanitaire (données anthropométriques, maladies, infirmités ou blessures), ses caractères socioculturels (profession, niveau d’instruction), son parcours judiciaire (casier judiciaire) et militaire (classement au conseil de révision, affectations, décorations, blessures, captivité, condamnations).

Outre les nombreux sigles, abréviations et noms d’unités militaires qu’ils contiennent, plusieurs critiques peuvent être adressées aux registres matricules quant à la fiabilité de certaines informations recueillies, par exemple, sur le signalement ou le degré d’instruction des conscrits. On pourrait encore citer l’absence de précisions sur la géographie des combats auxquels les soldats ont participé ou bien encore les permissions dont ils ont pu bénéficier, les approximations sur les affectations entre les régiments d’active ou de réserve. Ces lacunes mises à part, les informations des registres demeurent, néanmoins, très fiables dans leur majorité.

Elles ont été collectées et systématiquement reportées dans un fichier de 230 colonnes, principale source de mon étude. Sa constitution s’est faite à partir d’un échantillon de 1960 individus soit 5 % des conscrits du bureau de Granville pour la période 1889 à 1919. J’ai opté pour un échantillonnage systématique parce qu’il permettait de respecter les effectifs des classes d’âge. Concrètement, j’ai effectué un sondage au 1/20e en ne retenant que les matricules se terminant par le chiffre 1. Cette méthode peut cependant introduire un biais, s’il existe un cycle dans le mode de production de la source. Celui-ci n’existait pas puisque d’une année sur l’autre, le parcours du conseil de révision n’est jamais le même, d’où un véritable brassage géographique. Le sondage était donc représentatif, les effectifs par cantons et par classes d’âges respectant le poids de chaque sous-groupe dans la population totale de la subdivision.

Voici à quoi ressemble le fichier principal sur lequel j’ai travaillé pendant 5 ans pour la rédaction de la thèse. Chaque ligne correspond à un conscrit et chaque colonne à une variable ou une donnée le concernant, au total 1960 lignes et 237 colonnes.

En outre, afin de compenser partiellement les lacunes des registres, et quand cela était possible, les fiches des soldats « morts pour la France », accessibles sur Mémoire des hommes, ainsi que les dossiers reconstitués, à partir de 1945, par l’office départemental des anciens combattants (ODAC) ont été croisés avec ce fichier.

De 1960 à 4636 fiches…

Mais ma problématique nécessitait l’étude de sous-groupes spécifiques dont les effectifs étaient trop faibles dans l’échantillon principal. Cette contrainte a donc motivé la création de 7 autres bases. Quatre d’entre elles ont été constituées par un dépouillement exhaustif des registres matricules et concernaient :

  • les conscrits  déclarés « bons absents » par les conseils de révision entre 1889 et 1914 (645 individus) ;
  • les soldats condamnés en conseil de guerre entre 1889 et juillet 1914 (125 individus) ;
  • les engagés volontaires entre 1914 et 1918 (273 individus) ;
  • les militaires condamnés en conseil de guerre durant le conflit ou dans l’immédiat après-guerre (297 individus). Les fichiers des faits de délinquance perpétrés sous l’uniforme ont été complétés par les dossiers d’amnisties des tribunaux de première instance d’Avranches et de Mortain, les jugements de conseil de guerre relatés dans la presse, mais, surtout, par les archives des conseils de guerre de la Xe région militaire et des conseils de guerre aux armées de la 20e division.

Trois autres fichiers ont été élaborés grâce à un échantillonnage. Ils portaient sur :

  • les engagés volontaires avant conflit (316 individus),
  • les officiers (197 individus)
  • et les prisonniers de guerre (327 individus).

Comparer horizontalement et verticalement les données

Les données ainsi rassemblées ont été confrontées à celles établies par Jules Maurin dans sa thèse magistrale sur les subdivisions de Mende, en Lozère, et de Béziers, dans l’Hérault[1] ; « travail fondateur »[2], résultat d’un dépouillement de plus de 9000 fiches matricules. Il fallait aussi disposer de chiffres à l’échelon départemental et national. Pour cela, je me suis tourné vers les recueils statistiques publiés tous les ans par les services des ministères, ou encore les chiffres du recensement de 1911.

Mais, afin de disposer d’un élément local de comparaison, un dernier échantillon, de 976 individus, a été constitué à partir des registres de la subdivision de Cherbourg. La question n’étant pas ici d’étudier la structure de cette population, un effectif d’un millier d’individus a semblé suffisant. Les conscrits cherbourgeois ont été sélectionnés selon la technique de l’échantillonnage aléatoire et stratifié, afin de respecter les effectifs par classe d’âge. Concrètement, une fois l’effectif de l’échantillon arrêté, un nombre d’individus a été tiré au sort pour chaque année proportionnellement au poids démographique de chaque classe d’âge.

Voici donc nos 4636 fiches matricules !

Pour en savoir plus :


[1] Maurin, Jules, Armée, guerre, société : soldats languedociens, 1889-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 750 p.

[2] Loez, André, « Autour d’un angle mort historiographique. La composition sociale de l’armée française en 1914-1918 », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, juillet-septembre 2008, p. 32-41. Sur le travail de Jules Maurin, et sa place dans l’historiographie de la Grande Guerre, le lecteur consultera : Rousseau, Frédéric, « Penser la Grande Guerre avec ou sans Jules Maurin », dans Jean-François Muracciole et Frédéric Rousseau (dir.), Combats. Hommage à Jules Maurin historien, Paris, Michel Houdiard, 2010, p. 207-227 ; ainsi que la préface rédigée par André Loez et Nicolas Offenstadt pour la réédition d’Armée, guerre, société, en 2015, aux Presses universitaires de la Sorbonne.

Aux sources d’une carte : « Les pertes de la campagne de Russie »

Une fois n’est pas coutume, LaContempo.fr ne vous propose pas une infographie mais un court billet sur l’une des plus célèbres œuvres graphiques de l’histoire contemporaine : la Carte figurative des pertes successives en hommes de l’armée française dans la campagne de Russie 1812-1813, dressée par Charles Minard en 1869.

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Charles Minard, Carte figurative des pertes successives en hommes de l’armée française dans la campagne de Russie 1812-1813, 1869 (Source : GallicaBNF)

Une représentation graphique exceptionnelle

La carte de Charles Minard est considérée comme un chef-d’œuvre car elle combine plusieurs variables concernant l’évolution des effectifs de la Grande Armée durant la campagne de Russie (1812-1813) :

  • La chronologie ;
  • Les indications topographiques, cours d’eau et villes ;
  • Les distances ;
  • Les températures ;
  • Le nombre de survivants ou plus exactement le « nombre d’hommes présents », c’est-à-dire logiquement les effectifs de l’armée une fois défalqués les morts, les prisonniers, les blessés et les malades (?) ou les déserteurs (?).

En outre, la représentation adoptée par Charles Minard permet une compréhension rapide et aisée de l’événement historique. Selon Étienne-Jules Marey, la carte « semble défier la plume de l’historien » (Étienne-Jules Marey, La méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine, 1878).

Le graphique offre une visualisation instantanée de la taille de  la troupe au fur et à mesure de son avance. Les divers tronçons nous montrent les trajectoires suivies par certains détachements. L’avancée des troupes en Russie est dessinée en brun, du passage du Niémen jusqu’à Moscou. La retraite est figurée en noir. La différenciation à l’aide de diverses couleurs autorise une comparaison entre les deux moments de la campagne. On constate notamment que la Grande Armée perd beaucoup plus d’effectifs lors de l’offensive. Dans son ouvrage Des tableaux graphiques et des cartes figuratives (1862, p. 3), Charles Minard explique sa démarche :

« À l’avantage d’une évaluation instantanée du rapport des résultats statistiques, les cartes figuratives joignent celui de faire juger de leur ensemble d’un seul coup d’œil« .

Le cartographe utilise ici une méthode de figuration largement utilisée de nos jours dans les diagrammes de flux et consistant à varier la taille des segments proportionnellement à l’évolution des quantités. L’ingénieur irlandais Matthew Sankey (1853-1926) a donné son nom à ce type de diagramme après avoir figuré l’efficacité énergétique d’une machine à vapeur en 1898.

 

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Sankey Diagram drawn by M. H. Sankey,

extracted from « The Thermal Efficiency Of Steam Engines », 1898

Les données exploitées par Charles Minard

Dans le cartouche supérieur du document, le cartographe énumère très succinctement ses sources :

« Les renseignements qui ont servi à dresser la carte ont été puisés dans les ouvrages de MM. Thiers, Ségur, Fezensac, de Chambray et le journal inédit de Jacob, pharmacien de l’armée« .

Voici plus précisément les ouvrages dans lesquels Charles Minard a puisé ses données :

  1. Adolphe Thiers, Histoire du Consulat et l’Empire faisant suite à l’Histoire de la Révolution française, publiée en plusieurs tomes entre 1845 et 1862. Il faut ajouter à cette œuvre un atlas intitulé Campagnes des Français sous le Consulat et l’Empire : album de cinquante-deux batailles et cent portraits des maréchaux, généraux et personnages les plus illustres de l’époque. Il s’agit sans doute de sa source principale.
  2. Philippe-Paul de Ségur, Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812, publiée en 1824. L’auteur de cet ouvrage était un aide de camp de l’empereur lors de la campagne. Dès sa publication, ce livre rencontre une audience importante mais il est aussi très critiqué par les bonapartistes, en particulier par le général Gaspard Gourgaud, autre aide de camp de Napoléon. Ce dernier rédige en 1825 sa version des faits dans son Napoléon et la Grande Armée ou Examen critique de l’ouvrage de M. le comte Ph. de Ségur.
  3. Raymond de Montesquiou-Fezensac, Journal de la campagne de Russie en 1812. Officier durant l’expédition, il commande un régiment d’infanterie à la Moskowa et participe à la retraite de Russie.
  4. Georges de Chambray, Histoire de l’expédition de Russie, publiée en 1823. L’officier d’artillerie a été fait prisonnier en Russie.
  5. Pierre-Irénée Jacob, Le journal d’un pharmacien de la Grande Armée. Ce journal a été édité dans les années 1960 dans les numéros 190 et 191 de la Revue d’histoire de la pharmacie. L’édition est précédée d’une introduction historique.

Les chiffres de la carte

D’après la carte, si 422000 soldats franchissent le Niémen au début de la campagne, seuls 10000 sont encore « présents » en 1813, soit une différence de 412000 soldats morts, prisonniers ou peut-être encore déserteurs ; Minard reste malheureusement flou sur la notion de « pertes ». Thiers avance quant à lui le chiffre de 438000 hommes perdus dont 100000 prisonniers. Toutefois, les données de Minard rejoignent les chiffres aujourd’hui communément admis sur les pertes, à savoir un minimum de 200000 morts, de 150000 à 200000 prisonniers et 60000 déserteurs. De même, les historiens estiment à 104000 le nombre de soldats quittant Moscou en octobre. D’après Marie-Pierre Frey (2012), « moins d’une semaine après le passage de la Berezina, la Grande Armée ne compte plus que 15000 soldats, et 35000 à 40000 traînards ».

Mais le diagramme comporte néanmoins des biais. Ainsi, lors de l’offensive, Minard n’identifie pas les soldats qui demeurent en garnison dans les villes occupées. Sont-ils donc comptabilisés avec les pertes ? Par exemple, en 1798, Napoléon, en route pour l’Égypte, laisse près de 4000 hommes sur l’île de Malte. Ensuite, les chiffres ne prennent pas en compte les flux comme d’éventuels renforts. De même, la carte ne mentionne pas les hommes convalescents dont l’absence n’est, pour certains, que provisoire car ils peuvent rejoindre les effectifs.

Probablement que l’objectif de Charles Minard n’était pas de respecter une parfaite rigueur scientifique mais bien plus de montrer, par un procédé graphique et par l’importance des pertes, l’horreur de la campagne. Sans doute est-ce aussi pour cela que la carte est associée à un autre diagramme représentant la campagne d’Hannibal en 218 av. J.-C. Enfin, signalons que la nécrologie de l’ingénieur des ponts et chaussées nous apprend que celui-ci a vécu de très près des combats lorsqu’il était en poste, en 1813, dans le port d’Anvers assiégé et bombardé par les Prussiens (Victorin Chevallier, « Notice nécrologique sur M. Minard, inspecteur général des ponts et chaussées, en retraite », dans Annales des ponts et chaussées, 2e sem. 1871, p. 1–22).

Pour aller plus loin :

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