Comment j’ai dépouillé 4636 fiches matricules…

Entre 2011 et 2016, j’ai consacré une grande partie de mon temps libre à la rédaction d’une thèse de doctorat – celle-ci a été publiée en 2018 aux éditions Orep sous le titre Des Normands sous l’uniforme –. Mes recherches portaient sur les parcours et les comportements adoptés par des soldats normands, manchois en l’occurrence, au sein de l’institution militaire entre 1889 et 1919. Ces hommes avaient en commun d’appartenir à la première génération qui a connu le service militaire universel et obligatoire et l’expérience de la Grande Guerre. Les registres matricules militaires ont constitué la source principale de cette étude (cf. les annexes). En effet, dans la Manche, la destruction des archives départementales, mais aussi des services préfectoraux, durant l’été 1944, ont entraîné la disparition de la presque totalité des séries M (administration générale), et R (affaires militaires).

Ces archives du recrutement militaire m’ont permis d’établir de nombreuses statistiques exploitées sous la forme de tableaux, de graphiques et de cartes. J’ai pu ainsi croiser des données comme, par exemple, les professions et les armes d’affectation, les niveaux d’instruction et les condamnations en conseil de guerre. Elles sont aussi, en partie, à l’origine de ce blog et en particulier de cette infographie consacrée aux pertes de la Grande Guerre ou encore celle-ci sur l’expérience de la caserne entre 1889 et 1914, et de bien d’autres encore à venir…

On oublie souvent qu’avant d’analyser des données et de les mettre en forme, il faut les collecter et les travailler un peu.

Les données des registres matricules

Chaque fiche matricule contient plusieurs rubriques dans lesquelles se répartissent les informations personnelles relatives à l’état civil de la personne (dates et lieux de naissance, éventuellement de décès, ascendants, lieux de domicile), à sa description physique et sanitaire (données anthropométriques, maladies, infirmités ou blessures), ses caractères socioculturels (profession, niveau d’instruction), son parcours judiciaire (casier judiciaire) et militaire (classement au conseil de révision, affectations, décorations, blessures, captivité, condamnations).

Outre les nombreux sigles, abréviations et noms d’unités militaires qu’ils contiennent, plusieurs critiques peuvent être adressées aux registres matricules quant à la fiabilité de certaines informations recueillies, par exemple, sur le signalement ou le degré d’instruction des conscrits. On pourrait encore citer l’absence de précisions sur la géographie des combats auxquels les soldats ont participé ou bien encore les permissions dont ils ont pu bénéficier, les approximations sur les affectations entre les régiments d’active ou de réserve. Ces lacunes mises à part, les informations des registres demeurent, néanmoins, très fiables dans leur majorité.

Elles ont été collectées et systématiquement reportées dans un fichier de 230 colonnes, principale source de mon étude. Sa constitution s’est faite à partir d’un échantillon de 1960 individus soit 5 % des conscrits du bureau de Granville pour la période 1889 à 1919. J’ai opté pour un échantillonnage systématique parce qu’il permettait de respecter les effectifs des classes d’âge. Concrètement, j’ai effectué un sondage au 1/20e en ne retenant que les matricules se terminant par le chiffre 1. Cette méthode peut cependant introduire un biais, s’il existe un cycle dans le mode de production de la source. Celui-ci n’existait pas puisque d’une année sur l’autre, le parcours du conseil de révision n’est jamais le même, d’où un véritable brassage géographique. Le sondage était donc représentatif, les effectifs par cantons et par classes d’âges respectant le poids de chaque sous-groupe dans la population totale de la subdivision.

Voici à quoi ressemble le fichier principal sur lequel j’ai travaillé pendant 5 ans pour la rédaction de la thèse. Chaque ligne correspond à un conscrit et chaque colonne à une variable ou une donnée le concernant, au total 1960 lignes et 237 colonnes.

En outre, afin de compenser partiellement les lacunes des registres, et quand cela était possible, les fiches des soldats « morts pour la France », accessibles sur Mémoire des hommes, ainsi que les dossiers reconstitués, à partir de 1945, par l’office départemental des anciens combattants (ODAC) ont été croisés avec ce fichier.

De 1960 à 4636 fiches…

Mais ma problématique nécessitait l’étude de sous-groupes spécifiques dont les effectifs étaient trop faibles dans l’échantillon principal. Cette contrainte a donc motivé la création de 7 autres bases. Quatre d’entre elles ont été constituées par un dépouillement exhaustif des registres matricules et concernaient :

  • les conscrits  déclarés « bons absents » par les conseils de révision entre 1889 et 1914 (645 individus) ;
  • les soldats condamnés en conseil de guerre entre 1889 et juillet 1914 (125 individus) ;
  • les engagés volontaires entre 1914 et 1918 (273 individus) ;
  • les militaires condamnés en conseil de guerre durant le conflit ou dans l’immédiat après-guerre (297 individus). Les fichiers des faits de délinquance perpétrés sous l’uniforme ont été complétés par les dossiers d’amnisties des tribunaux de première instance d’Avranches et de Mortain, les jugements de conseil de guerre relatés dans la presse, mais, surtout, par les archives des conseils de guerre de la Xe région militaire et des conseils de guerre aux armées de la 20e division.

Trois autres fichiers ont été élaborés grâce à un échantillonnage. Ils portaient sur :

  • les engagés volontaires avant conflit (316 individus),
  • les officiers (197 individus)
  • et les prisonniers de guerre (327 individus).

Comparer horizontalement et verticalement les données

Les données ainsi rassemblées ont été confrontées à celles établies par Jules Maurin dans sa thèse magistrale sur les subdivisions de Mende, en Lozère, et de Béziers, dans l’Hérault[1] ; « travail fondateur »[2], résultat d’un dépouillement de plus de 9000 fiches matricules. Il fallait aussi disposer de chiffres à l’échelon départemental et national. Pour cela, je me suis tourné vers les recueils statistiques publiés tous les ans par les services des ministères, ou encore les chiffres du recensement de 1911.

Mais, afin de disposer d’un élément local de comparaison, un dernier échantillon, de 976 individus, a été constitué à partir des registres de la subdivision de Cherbourg. La question n’étant pas ici d’étudier la structure de cette population, un effectif d’un millier d’individus a semblé suffisant. Les conscrits cherbourgeois ont été sélectionnés selon la technique de l’échantillonnage aléatoire et stratifié, afin de respecter les effectifs par classe d’âge. Concrètement, une fois l’effectif de l’échantillon arrêté, un nombre d’individus a été tiré au sort pour chaque année proportionnellement au poids démographique de chaque classe d’âge.

Voici donc nos 4636 fiches matricules !

Pour en savoir plus :


[1] Maurin, Jules, Armée, guerre, société : soldats languedociens, 1889-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 750 p.

[2] Loez, André, « Autour d’un angle mort historiographique. La composition sociale de l’armée française en 1914-1918 », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, juillet-septembre 2008, p. 32-41. Sur le travail de Jules Maurin, et sa place dans l’historiographie de la Grande Guerre, le lecteur consultera : Rousseau, Frédéric, « Penser la Grande Guerre avec ou sans Jules Maurin », dans Jean-François Muracciole et Frédéric Rousseau (dir.), Combats. Hommage à Jules Maurin historien, Paris, Michel Houdiard, 2010, p. 207-227 ; ainsi que la préface rédigée par André Loez et Nicolas Offenstadt pour la réédition d’Armée, guerre, société, en 2015, aux Presses universitaires de la Sorbonne.

La guerre de 1870-1871

Nous commémorons cette année le 150e anniversaire de la guerre de 1870, « L’année terrible » selon les mots de Victor Hugo. Celle-ci éclate à la fin du mois de juillet 1870 entre la France, d’une part, et, d’autre part, la Prusse et ses alliés allemands. La candidature d’un prince Hohenzollern au trône d’Espagne provoque en effet une grave crise diplomatique entre le régime de Napoléon III et la Prusse de Guillaume Ier. Le 13 juillet, Bismarck rend publique la réponse du roi à l’ambassadeur de France, la « dépêche d’Ems ». Conscient de la supériorité de son armée, et désireux d’achever l’unification de l’Allemagne, le ministre-président présente volontairement cette dernière de façon à provoquer la France. Le 19 juillet, Paris déclare la guerre.

Le souvenir de cet affrontement s’est un peu effacé de la mémoire collective française. Les traumatismes des deux conflits mondiaux expliquent probablement ce relatif oubli de la guerre de 1870. Pourtant, celle-ci a marqué les contemporains, notamment parce qu’elle a entraîné la chute du Second Empire, la proclamation de la République, le siège puis la Commune de Paris, l’occupation allemande et l’annexion de trois départements français.

Cette infographie revient sur les grandes phases de ce conflit.

Pour aller plus loin :

  • Boniface X., « De la défaite militaire de 1870-1871 à la nation armée de 1914 », dans Drévillon H., Wieviorka O., Histoire militaire de la France, t. 2, Paris, Perrin, 2018 ;
  • Duclert V., 1870. La République imaginée, Paris, Belin, 2014 ;
  • Gouttman A., La grande défaite, 1870-1871, Paris, Perrin, 2015 ;
  • Milza P., L’année terrible. La guerre franco-prussienne septembre 1870-janvier 1871, Paris, Perrin, 2009 ;
  • Morris William O’Connor, Moltke, a biographical and critical study, London, Ward and Downey, 1894 ;
  • Roth F., La guerre de 70, Paris, Fayard, 1990.

Pour compléter notre infographie, nous vous proposons cette carte recensant les principaux affrontements de la guerre de 1870. Pour chaque événement, vous trouverez un lien vers des ressources correspondantes sur Gallica et vers les articles wikipédia.

Recherches et conception : Jérémie Halais – 2020 – LaContempo.fr

1889-1914, l’expérience de la caserne

Longtemps le service militaire a été présenté comme une institution qui, au même titre que l’école, aurait été, en France avant 1914, un acteur de la diffusion de l’idée républicaine. Il est vrai que les différentes lois, de 1889 à 1913, tendent à rendre ce passage à la caserne de plus en plus universel et égalitaire. Mais, dans le détail, l’instruction militaire prend différentes formes et reste tributaire de facteurs sociologiques. Le temps sous l’uniforme n’est donc pas une expérience totalement uniforme. Cette infographie montre la diversité des parcours militaires en se basant sur trois critères : le temps passé sous les drapeaux, le lieu de garnison et l’affectation par armes. Elle a été établie à partir des données du recrutement de Granville que j’ai étudié lors de ma thèse de doctorat.

1889_1913_caserne

Pour aller plus loin :

  • Crépin A., Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2009 ;
  • Halais J., Des Normands sous l’uniforme, Bayeux, Orep, 2016 ;
  • Maurin, J., Armée, guerre, société : soldats languedociens, 1889-1919, Paris, Presses universitaires de France, 1982 ;
  • Roynette O., “Bons pour le service”, expérience de la caserne en France au XIXe siècle en France, Paris, Belin, 2000.

Recherches et conception : Jérémie Halais – 2020 –  LaContempo.fr

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