Saint-Lô, été 1944 #3

Épisode 3 : les bombardements, 6 et 7 juin 1944

À l’occasion du 80e anniversaire du Débarquement, LaContempo.fr publie une série de billets sur Saint-Lô, une ville normande emblématique durement touchée par les événements de l’été 1944. Ces articles sont le fruit de recherches menées dans le cadre d’un mémoire universitaire qui a donné lieu en 2019 à une publication aux éditions Orep, Saint-Lô 39|45 et un web-documentaire.

À Saint-Lô, le 6 juin au matin, le général Marcks fête son anniversaire à l’état-major du LXXXIVe corps d’armée allemand, dans le château de la famille de Commines. Il est alerté de l’offensive alliée. Il prévient aussitôt la VIIe armée que des parachutages ont été observés dans la presqu’île du Cotentin[1]. Dans le même temps, les Saint-Lois se réveillent après une nuit agitée.

En effet, vers 23 heures 30, la DCA « a tiré sur un avion qui ne devint visible qu’au moment où, atteint d’un obus, il prit feu à l’aplomb du théâtre et s’écrasa sur une ferme de Baudre[2] ». La population a entendu « des détonations qui se suivaient, comme un feu de batterie […], cela a continué, comme un roulement sourd, vers Isigny-sur-Mer ou Carentan[3] ». Quelques heures plus tard, dans les rues de la ville, c’est l’effervescence, « des centaines d’avions, très haut dans le ciel nuageux, vont et reviennent […], les Allemands font leurs paquets hâtivement. Le mess des officiers déménage et les services emplissent de lourds camions de bagages et de documents[4] ». Mme Lemarchand confirme « l’agitation fébrile des occupants » ainsi que « le quadrillage du ciel par les avions[5] ». Inquiets, certains Saint-Lois font leurs valises[6], désobéissant ainsi aux affiches allemandes apposées dans la matinée et qui interdisaient toute circulation aux civils[7].

Vue aérienne prise du centre ville de Saint-Lô prise par l'aviation américaine, le 6 juin 1944 avant la destruction de la ville (NARA, RG 373).

Vue aérienne prise du centre ville de Saint-Lô prise par l’aviation américaine, le 6 juin 1944 avant la destruction de la ville (NARA, RG 373).

À 10 heures, quatre bombes sont lâchées sur la centrale électrique d’Agneaux. Un quart d’heure plus tard, une seconde attaque est plus efficace. À 13 heures 30, la BBC demande aux habitants d’évacuer la ville. Malheureusement, les Allemands ont confisqué les postes de TSF. Vers 16 heures 30, une opération de mitraillage est menée par une quinzaine de Mustangs qui « après avoir tournoyé au-dessus de la gare […], mitraillent et bombardent les voies[8] ».

En début de soirée, l’aviation américaine bombarde une dizaine de villes situées entre Pont-l’Evêque et Coutances, dont Saint-Lô. L’objectif est d’entraver la circulation des renforts allemands en détruisant les centre-ville qui sont également des carrefours routiers. L’objectif a fait débat au plus haut niveau, Churchill s’inquiétant des pertes civiles. Parmi les militaires, ces plans divisent également. Eisenhower ou le maréchal de l’air Harris du Bomber command y sont plutôt favorables mais pas les généraux Doolittle et Spaatz[9]. Des tracts sont donc largués pour prévenir la population mais ils s’égarent dans les communes environnantes.

Bombe alliée exposée au musée de Saint-Lô (cl. J. Halais).

Bombe alliée exposée au musée de Saint-Lô (cl. J. Halais).

Peu après 20 heures, une « formation de gros bombardiers[10] » américains lâche une centaine de tonnes de bombes[11], durant quinze à vingt-cinq minutes[12]. Jean de Saint-Jorre se souvient de ces appareils qui « miroitent dans le ciel couchant […] lorsque tout à coup, un bruit strident déchire l’air, une vibration, qui hurle, emplit la cité […]. Et le sol frémit, pendant que, dans une clameur atroce, tout chavire […] les fenêtres se brisent sous un souffle énorme, les plafonds se détachent, et les plâtras, le verre brisé, tombent de tous côtés. Peu à peu, à travers une poussière au goût de soufre, le jour revient. […] Des gens fuient leurs demeures à la main. Certains semblent blessés, tous ont l’air affolé. Ils s’en vont vers l’extérieur de la ville[13] ». Élisabeth Villain raconte : « Il est 20 heures. Nous mangeons, tous les sept, chez nous. Tout à coup nous entendons des avions. Papa ouvre la fenêtre pour les regarder. Il ne voit pas les avions, mais […] les bombes qui tombent sur le bâtiment en face du nôtre […]. Nos fenêtres, les carreaux, les cloisons, tout était arraché chez nous. Nous descendons vite, mais la poussière, la fumée âcre, nous asphyxiaient. Nous courons nous réfugier dans une cave[14]. » Guillaume Mourrier recense une dizaine de rues touchées par ce bombardement, soit près d’un tiers de la ville[15]. Le centre ville compte plusieurs bâtiments détruits, l’aile droite de l’hôtel de ville et la Kreiskommandantur, la préfecture, le palais de justice et la prison. Au moins 45 détenus meurent dans l’effondrement de la prison, d’autres réussissent à s’enfuir[16].

Bombardement américain (NARA).

Bombardement américain (NARA, RG 286).

Vers minuit et demi, un nouveau largage est mené par des bombardiers britanniques. Le Bomber command ayant en effet estimé que les bombardiers américains avaient raté leurs objectifs[17]. Ceux-ci lâchent leur chargement sur le centre de la ville : « Les avions se suivent dans un vacarme assourdissant […] et les bombes se mettent à dégringoler de plus en plus vite. Elles tombent avec une telle fréquence qu’il n’est plus possible de les distinguer des explosions individuelles et le tout devient un roulement de tonnerre infernal, coupé de sifflements et de hurlements épouvantables et de temps en temps, des coups de pilon formidables font gémir et craquer les murs tressaillant. […] Des éclairs aveuglants jaillissent de partout, soufflant vers le ciel d’immenses jets d’étincelles et de flammèches […]. En peu de temps, le côté ouest de la ville n’est plus qu’un immense brasier houleux, dont la lueur jaune rougeâtre éclaire le ciel entre d’énormes colonnes de fumées[18]. »

Au cours de la nuit, trois autres vagues se succèdent. Le secrétaire général de la préfecture précise que « la ville de Saint-Lô a été violemment bombardée le 6 juin à 16 heures, surtout à 20 heures et le 7 juin à plusieurs reprises, dans les premières heures de la nuit et de la matinée. À la suite de ces bombardements, la ville a été entièrement rasée ou incendiée, 10 % des maisons sont encore debout, mais toutes ont été atteintes[19]. » Au matin du 7 juin, dans la cité préfectorale, se tord « vers l’Est, un gigantesque panache de fumée, aux volutes infinies, desquelles s’échappent pour retomber parfois à des kilomètres, des feuilles de papier à demi brûlées sur lesquelles on lit encore des textes administratifs dérisoires[20] ».

Les ruines de Saint-Lô, août 1944 (NARA, RG 286).

Les ruines de Saint-Lô, août 1944 (NARA, RG 286).

D’autres bombardements ou mitraillages interviennent dans les jours qui suivent. Dans le même temps, « les opérations de sauvetage sont rendues excessivement pénibles par suite des bombes à retardement et des attaques répétées de l’aviation[21] ». L’objectif est aussi pour le commandement allié d’empêcher pour plusieurs jours tout déblaiement de la voirie et, par la même, gêner la circulation d’éventuelles troupes allemandes. Sur le plan des destructions matérielles, le 8 juillet 1944, le préfet estime que Saint-Lô aurait été détruite à 95 % et qu’il y a « à peine cinquante maisons intactes[22] ».

Après le bombardement de Saint-Lô, une énorme déception demeure : « Après avoir cru que l’avance américaine se ferait rapidement, les populations de la Manche s’installent dans leurs malheurs. Elles n’arrivent pas à comprendre que ceux, qu’elles appelaient les Libérateurs, bombardent leurs villes[23]. » Tout juste nommé par le régime de Vichy, le préfet Martin-Sané parle de « bombardements terroristes[24] ». Pour sa part, le major Friedrich Hayn, du LXXXIVe corps d’armée allemand, réfute le fait que ces bombardements aient eu une incidence sur les mouvements de troupes. Certains Saint-Lois ont aussi mis en avant que trop souvent les habitations ont été plus touchées que les objectifs tactiques, ponts, casernes, usines ou routes. Selon l’enquête réalisée en 1949, les bombardements sont une « erreur[25] ». Il faut cependant rappeler que Saint-Lô accueille plusieurs sites stratégiques : la Feldkommandantur ainsi qu’un état-major. En outre, la ville est un centre de communication. Placée sur un axe ferroviaire, elle constitue un nœud routier. Deux routes nationales, la N 174, reliant Cherbourg à Vire, la N 172, de Bayeux à Coutances, et cinq routes secondaires, traversent la localité.

Vue aérienne de Saint-Lô détruite par les bombardements, été 1944 (NARA, RG 373).

Vue aérienne de Saint-Lô détruite par les bombardements, été 1944 (NARA, RG 373).

La propagande de l’occupant et du régime de Vichy instrumentalisent la destruction de la ville. Par exemple, le 12 juin, Paris-Soir publie des photographies des ruines[26]. Le 15 juin, le même journal annonce que « Saint-Lô n’est plus qu’un amas de décombres. La ville de Saint-Lô, que des formations, de la 2e armée britannique et de la 1re armée américaine tentent en vain d’atteindre, n’est plus qu’un amas de décombres en flammes. Les bombardiers britanniques et américains ont transformé cette petite préfecture normande en un champ de débris[27] ». Le 17 juillet, enfin, les quotidiens parisiens publient le compte rendu d’une conférence de presse donnée par Jacques Doriot, en présence « de nombreuses personnalités allemandes », au cours de laquelle le chef du PPF dresse « le bilan des destructions qu’il a vues au cours de son voyage », notamment à Saint-Lô[28].


[1] Témoignage du major Friedrich Hayn, Ouest-France, 15 juin 1964.

[2] Témoignage de Julien Lebas, Poupard J. (dir.), Témoignages des Saint-Lois de 44, Association « Saint-Lô 44 », Saint-Lô, 1994, p. 8.

[3] De Saint-Jorre J., « Journal d’un Saint-Lois pendant la bataille de Normandie, 5 juin-29 juillet 1944. », dans NMD, t. 5, 1945, p. 36-50.

[4] Ibid.

[5] AD50, fonds M. Leclerc, 129 J 36, témoignage de Mme Lemarchand, s. d.

[6] Hersent C., « Journal d’une jeune fille de 17 ans sous le bombardement de Saint-Lô et en exode (juin-septembre 1944) », dans Revue de la Manche, no 142, 1994, p. 34-49.

[7] Patry R., La Guerre des haies, Paris, imprimerie centrale, 1994, 300 p.

[8] Jacqueline B., La Bataille de Saint-Lô, Saint-Lô, R. Jacqueline, 1951, 202 p. (Traduction de C. Taylor, Saint-Lô, Historical division, US War department, 1946).

[9] Sur les inquiétudes de Churchill, voir les minutes du War Cabinet du 3 et 27 avril 1944 (The National Archives, Cab 65, Confidental annexe). Dans une lettre du 5 avril, Eisenhower défend les bombardements alliés sur les villes françaises (The Papers of David Dwight Eisenhower, The War Years, vol. 3, Baltimore, John Hopkins University Press, 1970, p. 1809). Sur le bombardement des villes normandes, voir Quellien, J., Le jour J et la bataille de Normandie. La Normandie au cœur de la guerre, Bayeux, Orep éditions, 2015, p. 223-230.

[10] De Saint-Jorre J., « Journal d’un Saint-Lois… », op. cit., p. 36-50.

[11] Deputy Chief of Staff, Eighth Air Force, Normandy, Field Order 727, cité dansBourque S. A., « Operational Fires Lisieux and Saint-Lô – The Destruction of Two Norman Towns on D-Day », dans Canadian Military History, vol. 19, 2015, p. 37. US AIR force historical study no 70, Tactical operations of the eighth air force, 6 juin 1944-8 mai 1945,USAF, Historical division air university, 1952,p. 27-28.

[12] AD50, MRU, 166 W 158, dommages de guerre, dossier Dujardin, rapport de l’expert.

[13] De Saint-Jorre J., « Journal d’un Saint-Lois… », op. cit., p. 36-50.

[14] Lettre d’Élizabeth Villain du 7 novembre 1944, Poupard J. (dir.), Témoignages…, op. cit., p. 22.

[15] Mourrier G., Les Sinistrés saint-lois de 1944. Essai typologique sur les sinistrés de l’Enclos, Saint-Lô, Société d’archéologie etd’histoire de la Manche, 2004, p. 14.

[16] AD50, commissariat de Saint-Lô, 1942 W 21/382-1, déposition de L. Gablin, 4 avril 1950.

[17] Middlebrook M. et Everitt C., The Bomber Command War Diaries: An Operational Reference Book, Leicester, Midlang publishing,1996, p. 523-524. Sur la décision de cette deuxième vague et les suivantes, voir Quellien, J., Le jour J… op. cit., p. 223-230.

[18] Bernard H., Un Ermite en exil, Paris, Fayard, 1947, p. 49.

[19] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du secrétaire général, 23 juin 1944.

[20] De Saint-Jorre J., « Journal d’un Saint-Lois… », op. cit., p. 36-50.

[21] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du secrétaire général, 23 juin 1944.

[22] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du préfet, 8 juillet 1944.

[23] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du préfet, 2 juillet 1944.

[24] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du préfet, 2 juillet 1944.

[25] AD50, fonds M. Leclerc, 129 J 90, enquête communale, 1949.

[26] Paris-Soir, 12 juin 1944.

[27] Ibid., 15 juin 1944.

[28] Ibid., 17 juillet 1944. Le Matin, 17 juillet 1944.

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