Saint-Lô, été 1944 #4

Épisode 4 : les victimes civiles et l’exode

À l’occasion du 80e anniversaire du Débarquement, LaContempo.fr publie une série de billets sur Saint-Lô, une ville normande emblématique durement touchée par les événements de l’été 1944. Ces articles sont le fruit de recherches menées dans le cadre d’un mémoire universitaire qui a donné lieu en 2019 à une publication aux éditions Orep, Saint-Lô 39|45 et un web-documentaire.

Après les bombardements, on a pu parler de trois mille personnes décédées lors des bombardements de la ville. Un rapport sur les villes sinistrées de la Manche fait état de neuf cents à mille deux cents morts[1]. Dans son ouvrage Quand Saint-Lô voulait revivre, Auguste-Louis Lefrançois avançait le chiffre de trois cent quatre-vingt-dix-sept victimes. Une édition de La Manche Libre, de juin 1984, annonçait, quant à elle, mille deux cent soixante-dix victimes, dont trois cent quatre-vingt-dix-sept cadavres retrouvés. Mais grâce aux enquêtes réalisées par l’université de Caen, c’est un chiffre de 358 victimes qu’il faut retenir pour les 6 et 7 juin, victimes auxquelles il faut encore ajouter 76 décès jusqu’à la libération de la ville, le 18 juillet[2].

Les victimes civiles en Basse-Normandie, 6 et 7 juin 1944 (carte J. Halais, extraite de DDay. L’essentiel du Débarquement et de la bataille de Normandie, Bayeux, Orep éditions, 2023, p. 60.

Si la chronologie confirme que les deux journées des 6 et 7 juin sont les plus meurtrières (77 % des victimes civiles), le calvaire des Saint-Lois se prolonge bien au-delà. Dans son rapport du 23 juin, le secrétaire général de la préfecture explique que « les quelques sauveteurs qui essaient de dégager les vivants » ne suffisent pas à assurer les secours et qu’il « faudrait des centaines de volontaires, au lieu de cette poignée d’hommes ». « Les opérations de sauvetage sont rendues excessivement pénibles par suite des bombes à retardement et des attaques répétées de l’aviation », précise-t-il. Il confirme que le nombre des victimes « n’a pu être dénombré mais qu’il est certainement très élevé ». En outre, « le nombre des victimes s’accroît chaque jour depuis que le front s’est rapproché de Saint-Lô, en fréquents duels d’artillerie[3] ». Au final, les bombardements alliés et les combats font de Saint-Lô la circonscription du département comptant le plus de victimes civiles (14 % des Manchois morts durant l’été 1944).

Chronologie des décès à Saint-Lô, été 1944 (Source : Mémorial des victimes civiles de Normandie).

La première vague d’exode intervient dans la soirée du 6 au 7 juin. Plusieurs familles ont choisi de rejoindre les communes environnantes afin de se mettre à l’abri. Christine Hersent, alors âgée de 17 ans, quitte son domicile peu après le premier bombardement de 20 heures. Elle passe une nuit dans les chemins creux aux environs de Saint-Lô[4]43. D’autres rejoignent les sous-sols et les abris. Dans l’affolement général, les habitants traversent la place des Beaux-Regards où des agents municipaux les orientent vers l’hôpital souterrain allemand, creusé sous les remparts depuis 1943. Au matin du 6 juin, les sœurs de l’hôpital obtiennent d’un officier allemand que les malades y soient transférés ainsi que d’autres civils. Au total, entre sept cents et huit cents personnes s’entassent sous le rocher. L’armée allemande se réservant les deux tiers du souterrain, les civils sont confinés dans un espace réduit.

Au matin du 7 juin, ils accueillent de nouveaux réfugiés. Un cultivateur de Saint-Georges-Montcocq, fournissant habituellement l’hôpital, leur livre du lait. Le 8 juin, à midi, le tiers des réfugiés quitte l’édifice. Le 9 juin, en fin d’après-midi, le souterrain est totalement évacué[5]. Les blessés et les vieillards sont transférés vers le haras national, l’est de la ville étant moins touché par les bombardements. Les grands blessés sont emmenés au village du Hutrel[6].

Dans un premier temps, les Saint-Lois demeurent à proximité de la ville : « La population qui a pu échapper aux bombardements, s’est réfugiée dès les premiers jours dans les communes rurales proches de la ville où, grâce au dévouement de chacun, elle a pu subsister jusqu’à ce jour[7]. » Ils se regroupent au haras national, route de Bayeux, route de Saint-Jean-des-Baisants, à la Petite-Suisse, à Saint-Georges-Montcocq, au Burel, au Bouloir et au Hutrel. À Saint-Thomas-de-Saint-Lô, ils sont cent cinquante sinistrés[8]. Au Bois-Jugan, à Sainte-Croix-de-Saint-Lô, la famille Enguehard accueille peut-être cinq cents réfugiés dans sa ferme[9].

D’autres arrivent à Baudre où l’on compte jusqu’à quatre mille huit cents personnes. C’est également là que les services préfectoraux se sont repliés : « La situation sanitaire y est particulièrement critique. De nombreux malades et blessés n’ont pu être évacués faute de moyens de transport. En particulier, il serait nécessaire d’évacuer de toute urgence les neuf cents fous, malades ou blessés de l’hôpital Saint-Sauveur […]. D’autre part, le nombre de docteurs est totalement insuffisant pour faire face à la situation actuelle. Les deux chirurgiens de Saint-Lô ne peuvent plus assurer leur service, le premier ayant été grièvement blessé et le second, âgé, prétendant ne plus pouvoir assurer un service chirurgical en première ligne […]. Enfin, les stocks des produits pharmaceutiques […] sont inexistants. Les opérations ne peuvent plus se faire faute de pansements et de produits aseptiques. Des cas de gangrènes gazeuses sont signalés[10]. »

Pour les réfugiés qui ont fui au nord de Saint-Lô, la situation est tout aussi critique puisque « l’absence de médecins se fait durement sentir dans les cantonnements de Rampan, Saint-Georges-Montcocq et du Mesnil-Rouxelin. Les malades et les blessés sont soignés par des infirmières improvisées, avec des moyens de fortune, sans médicaments[11] ». Le ravitaillement est difficile. Nombreux sont les civils à retourner dans les ruines encore fumantes, afin de chercher des vivres. Ils se rendent à la gare où se trouvent, « dans des wagons éventrés », des réserves de blé[12].

Deux enfants regardent les ruines de Saint-Lô du haut de la rue des Noyers, août 1944.

Deux enfants regardent les ruines de Saint-Lô du haut de la rue des Noyers, août 1944.

Durant ce premier exode, « la population est anxieuse de connaître les événements militaires, afin de savoir si son calvaire va prendre fin ». D’après le préfet, « il ne faut pas se cacher que les gens habitant à proximité de la zone de feu, notamment dans la région de Saint-Lô, souhaitent une avance américaine, car ils considèrent que celle-ci verra la fin de leur lamentable existence actuelle et qu’ils pourront reconstruire leur foyer. Ils sont un peu dans la mentalité du malade qui se rend chez le dentiste et qui préfère en finir tout de suite[13] ». Cela est d’autant plus vrai que les Allemands sont de plus en plus incorrects envers les populations civiles. À Baudre, « trois Allemands se sont introduits chez M. D. dans la nuit du 30 juin, pistolet au poing, et sous la menace de cette arme, ont exigé que les trois jeunes filles âgées de 22, 20 et 18 ans les suivent. Après avoir abusé d’elles, ils les ont relâchées à 5 heures du matin[14] ».

Le 7 juillet 1944, les Allemands ordonnent l’évacuation des populations situées au-dessus d’une ligne allant de Sainte-Suzanne-sur-Vire à Saint-Gilles. Baudre est évacuée le 9 juillet. Seuls le secrétaire général de la préfecture, un interprète et Gustave Blouet, le maire de la commune, ont l’autorisation de rester afin de faciliter l’évacuation des derniers réfugiés[15]. Les civils sont invités à suivre trois itinéraires. Mis en place par la préfecture, ils conduisent vers l’Ille-et-Vilaine et la Mayenne. La famille Enguehard, domiciliée au Bois-Jugan, entasse dans une vachère, colis et vivres, avant de prendre la route[16]. Mais, rattrapée par les combats, elle ne sort finalement pas du département.


[1] Mémorial de Caen, Fq 73, rapport sur les villes sinistrées de la Manche.

[2] BOIVIN M. et GARNIER B., Les Victimes civiles de la Manche dans la bataille de Normandie, Caen, CRHQ, Les éditions du Lys, 1994, 336 p.

[3] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du secrétaire général, 23 juin 1944.

[4] Hersent C., « Journal d’une jeune fille de 17 ans sous le bombardement de Saint-Lô et en exode (juin-septembre 1944) », dans Revue de la Manche, no 142, 1994, p. 34-49.

[5] Lefrançois A.-L., Quand les Allemands occupaient la Manche. Souvenirs d’un Saint-Lois, 1940-1944, Coutances, OCEP, 1979, p. 130.

[6] AD50, 2 J 2555, témoignage de « tante Léo » sur la libération de Saint-Lô.

[7] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du secrétaire général, 23 juin 1944.

[8] AD50, fonds M. Leclerc, 129 J 13, enquête communale, 1962 et 129 J 90, enquête communale, 1949.

[9] Témoignage d’Andrée Enguehard, POUPARD J. (dir.), Témoignages des Saint-Lois de 44, Association « Saint-Lô 44 », Saint-Lô, 1994, p. 46.

[10] AD50, cabinet du préfet, 23 juin 1944, rapport du préfet, 23 juin 1944.

[11] De Saint-Jorre J., « Journal d’un Saint-Lois pendant la bataille de Normandie, 5 juin-29 juillet 1944. », dans NMD, t. 5, 1945, p. 41-42.

[12] AD50, 2 J 2555, témoignage de « tante Léo » sur la libération de Saint-Lô. De Saint-Jorre J., « Journal d’un Saint-Lois… », op. cit., p. 41-42.

[13] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, rapport du préfet, 2 juillet 1944.

[14] AD50, cabinet du préfet, 145 W 18, lettre du secrétaire général, 30 juin 1944 et lettre du préfet au Feldkommandant, 4 juillet 1944.

[15] AD50, fonds M. Leclerc, 129 J 13 et 90, enquêtes communales de 1949 et 1962.

[16] Témoignage d’Andrée Enguehard, Poupard, J. (dir.), Témoignages…, op. cit., p. 50-53.

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